« La crise a montré que toutes les vies n’ont pas la même valeur »
Entretien avec Didier Fassin, propos recueillis par Philippe Nessmann(…) La pandémie a permis de médiatiser ces inégalités face à la maladie et à la mort. Mais existaient-elles auparavant ?
Didier Fassin : Bien sûr ! Dans les années 1960, le philosophe français Georges Canguilhem (1904-1995, Ndlr) expliquait qu’une société avait la mortalité qui lui convenait : « Le nombre de morts, écrivait-il, et leur répartition aux différents âges expriment bien l’importance qu’attache une société à ce que la vie soit plus ou moins prolongée. » C’est encore plus vrai quand on subdivise la société en fonction du niveau de res- sources puisque, pour le sexe masculin, l’espérance de vie à la naissance des 5 % les plus pauvres est inférieure de treize années à celle des 5 % les plus aisés. Et il faut noter que les territoires où la mortalité est la plus forte sont aussi ceux dans lesquels on trouve les proportions les plus élevées de personnes immigrées ou d’enfants de parents immigrés. Héritage que l’on veut ignorer de l’histoire coloniale de la France. Aux États-Unis, où l’esclavage et la ségrégation ont laissé des traces profondes et durables, un homme noir sans diplôme a une espérance de vie de quinze ans plus courte qu’un homme blanc qui a fait des études supérieures.
Revenons en France. Comme vous l’avez rappelé, au début du confinement, des mesures très strictes ont été imposées dans les Ehpad, avec interdiction de voir la famille et isolement dans les chambres... Au motif de sauver des vies, n’a-t-on pas oublié le respect de la dignité humaine ?
F. : En effet. Tout le monde s’accorde à souligner, à juste titre, l’importance de protéger la vie. Mais de quelle vie parle-t-on ? C’est de la vie dans sa dimension biologique. Or, la vie a aussi ce qu’on peut appeler une dimension biographique qui se manifeste dans ce que nous vivons, comment nous le vivons et avec qui nous le vivons, ce que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975, Ndlr) qualifiait de vie en tant qu’elle peut être racontée. La prise en compte de cette dimension ne s’apprécie pas en termes de mortalité mais de dignité. Il ne suffit pas d’être en vie, il faut encore qu’on puisse penser que cette vie vaut la peine d’être vécue. (…)